(Ce que m'inspire la guerre d'Ukraine.)

"Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerre, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne." Jean-Jacques Rousseau, in Le Contrat Social.

Il fut un temps où les chefs guidaient des peuples. Maintenant, ils dirigent des nations. Un peuple est quelque chose de vrai, de vivant. Une nation est une création de l'esprit, une idée, une illusion. Les frontières, tout comme les enclos, n'existent que pour ceux qui y croient. La nation aurait-elle remplacé Dieu ?

Parmi les croyances qui ont succédé à celles des religions de notre vieux monde, il en est une qui est toujours bien vivace et qui provoque encore bien des ravages : La croyance en la nation. Cette notion de nation semble ne jamais vouloir finir d'enfermer les esprits à l'intérieur de frontières étroites, les rendant aussi bornées que des pierres face à un fleuve qui, quoi qu'il arrive, finira toujours par passer au dessus ou à côté pour continuer sa route. Le fleuve, c'est l'évolution et la socialisation mondiale.

Quand un enfant vient au monde, son univers se limite à sa mère. Puis il prend conscience de son père. Au bout de quelques jours ou quelques semaines, il voit des frères et sœurs et agrandit ainsi son cercle familiale. Puis vient l'école avec les camarades de classe. Avec le temps, l'enfant élargit sont champ sociale en passant par sa commune, son pays et, si rien ne l'arrête, le monde. L'évolution conduit ainsi l'enfant enclos dans un univers limité vers un univers de plus en plus large. C'est ce qu'on appelle l'évolution. Alors pourquoi vouloir le forcer à rester enfermé dans une nation ?

Qu'est-ce qu'une nation ? en élargissant ce que dit Jean-Jacques Rousseau dans la citation ci-dessus et en la rapportant au concept de nation, il s'agit d'un enclos délimité par quelques chefs pour y enfermer des hommes et des femmes sur lesquels exercer leur pouvoir et, surtout, empêcher les hommes et les femmes de l’extérieur d'y pénétrer sans contrôle. Le moyen imaginé par ces chefs pour obliger ces hommes et ces femmes à rester dans l'enclos est de remplacer les dieux auxquels ils croyaient autrefois, des dieux aux pouvoirs supérieurs aux chefs humains, par le concept de "Nation" délimitée par ses frontières et en la plaçant hiérarchiquement au dessus des dieux. Comme la nation est au dessus de tout, il est un devoir pour tout bon citoyen, et même pour les chefs, de se dévouer à elle et s'y sacrifier. Le devoir national a remplacé l'abnégation divine. Pour reprendre Karl Marx, ce n’est plus la religion qui est "l’opium du peuple", mais le nationalisme.

En des temps plus anciens encore, les peuples élisaient domicile sur des terres, formant ainsi des groupes plus ou moins vastes qui ont donné naissance à des seigneuries, des royaumes et même parfois des empires qui se faisaient et se défaisaient par les guerres au fil des migrations et des ambitions de leurs chefs. A ces époques-là, on ne parlait pas de nation et aucune frontière n'était fixée. Puis il y eu la révolution qui, remplaça le royaume ainsi que l’Église par la nation. On établit des frontières sur des cartes qu'il fallut bien rendre réelles sur le terrain en y installant des garnissons pour défendre la nation contre les tentatives d'invasions.

Mais comment empêcher les peuples de vouloir se mélanger et de vivre où ils le souhaitent ? Le temps faisant, les brassages de populations finirent par supprimer les identités culturelles marquées des peuples ainsi mélangés au sein d'une même nation, modifiant profondément cette dernière pour n'en faire qu'une sorte de coquille abstraite contenant des fragments du monde entier. Pourtant, nos chefs d’État continuent à croire et faire croire à leurs nations respectives, n'hésitant pas à créer de nouvelles façons de faire la guerre avec de nouvelles armes : économie, communication, numérique, etc. Pour résumer, les nations sont remplies de citoyens du monde qui n'en ont pas encore vraiment conscience car, s'ils s'en rendaient compte, tous les chefs d’État deviendraient inutiles ou, du moins, perdraient beaucoup de leurs pouvoirs face à une nouvelle hyper-nation mondiale, bien supérieure à la leur. Alors ils continuent de pousser ces citoyens du monde à ce haïr les uns les autres espérant freiner l'évolution et continuer d'entretenir des esprits primitifs qui ne sont pas sortis des guerres tribales d'antan, « pour la nation ! ».

Pourtant, jamais rien n'empêchera le fleuve de couler et d'atteindre l'océan.

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